Aki Kuroda par Philippe Lacoue-Labarthe

Aki Kuroda par Philippe Lacoue-Labarthe, 2009

Un grand peintre se reconnaît à ceci qu’il est conséquent : il dit exactement ce qu’il fait parce qu’il fait exactement ce qu’il dit. On objectera que c’est vrai de tout grand artiste. Sans doute. Mais pour la peinture rien n’est moins évident. D’abord parce que c’est un art qui se prête mal au discours, on l’a suffisamment répété. (Je parle évidemment de la peinture elle-même, non de ce qui relève de la représentation, des images ou de l’illustration.) Ensuite, parce qu’à l’inverse de l’architecture ou de la musique, par exemple, la peinture se laisse difficilement « théoriser » (elle ne s’ordonne pas, ou finalement très peu, au « mathème », au sens grec). Enfin, c’est un argument qu’on entend souvent, parce que les peintres ne savent pas s’exprimer ou, sinon, de manière confuse. Ils ont la réputation d’être les moins « intellectuels » parmi les artistes et quand ils se hasardent à prendre la parole, on se méfie ou on les écoute poliment : on redoute leurs références – philosophiques, littéraires ou scientifiques – « sauvages » (leur côté « autodidacte »), on les juge incapables de « phraser », c’est tout juste si on les crédite d’une certaine connaissance de l’histoire de leur art et d’une certaine reconnaissance, tout de même, serait-ce sur le mode « intuitif », de ce qu’est la peinture.

Or, cela ne correspond pas à la réalité : les peintres (j’entends par là ceux qui précisément ne savent rien faire d’autre que peindre et n’ont aucun autre désir que d’accéder à la peinture), les peintres, en général, parlent juste. Ou plutôt ils disent la vérité. Ils savent ce qu’ils font.

Je vois pour la première fois, dans son atelier, des toiles de Aki Kuroda (je sais qui il est, ce qu’il fait : j’ai lu quelques articles, vu des reproductions ou des photographies, ici ou là, et quelques dessins). Ces toiles, que je vois pour la première fois, sont ses dernières toiles, les toiles de la présente exposition. Je suis là, en principe, pour en dire quelque chose. Je ne sais strictement pas quoi en dire. (Et c’est toujours ainsi avec – devant – la peinture : elle ne manque jamais de mettre en défaut le discours ; et même, en fait, le jugement.) J’ai donc plutôt envie de l’écouter. Je sais qu’il sait. Et je le sais tout simplement parce que les toiles sont d’emblée impressionnantes.

 De ce qu’il me dit, je retiens essentiellement deux choses :

1. Son expérience de la peinture est (dicible comme) l’expérience d’un typhon ou d’un cyclone : il y a le premier passage d’une tempête déchaînée, qui dévaste tout – c’est le temps qui précède l’acte de peindre, mais c’est aussi le moment où l’on entre en peinture, sans savoir ce qui arrive, mais avec le clair savoir qu’il arrive quelque chose et que c’est un désastre ; puis il y a soudain, miraculeusement, l’« œil » du cyclone : calme étrange (la tempête fait rage tout autour), on voit le bleu du ciel, plus rien ne bouge : syncope dans la dévastation – et c’est le temps de la peinture, juste ce temps-là ; enfin la tempête revient et confirme le désastre : temps du constat et du regard – de lui ou des autres, peu importe. Il y a eu dans la catastrophe ce moment de grâce : c’est cela, au fond, qui est arrivé, l’événement dont la tempête était l’annonce. Mais ce qui reste, c’est la dévastation.

    Du coup l’événement comme tel est douteux : nul ne sait si quoi que ce soit est arrivé, sauf qu’il y a les terres sinistrées et que le discours des survivants, au bout du compte, ne retient que cela, comme il est normal. Si la peinture a eu lieu dans l’« œil » (et où, ailleurs, aurait-elle pu avoir lieu, advenir ?), alors elle reste comme cet événement douteux.

    Et les toiles, faut-il croire, sont les terres sinistrées.

    Cela ne dit apparemment que son expérience, non sa peinture. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, l’œil du cyclone c’est, chaque fois, la toile. On peut bien dire : l’œuvre.

    Avant ou après, autour, il peut bien y avoir les ravages de l’inquiétude ou de la peur ; le tourbillon, surtout, de l’incertitude et de l’indécision. Et les appréhensions, les déceptions, les doutes. Ou plus grave encore : moins le « manque l’œuvre » que la chute dans le décoratif ou le déjà vu, la menace de l’insignifiant, du « ratage ». La question – la seule question – d’un artiste est : est-ce que ce que je fais est de l’art ? En somme, si « faire de l’art » s’apparente à une tempête, à quelque chose de ravageant, c’est parce qu’en art il n’y a pas de sanction.

    Et surtout pas aujourd’hui.

    La tempête, toutefois, a son centre vide ou son milieu de calme : cette zone de basse pression (on l’appelle l’« aire cyclonale » à partir de laquelle elle s’organise puisque c’est elle qui attire et déchaîne le vent). Or le vent circule autour d’elle. S’il la déplace, il ne la touche pas. Un cyclone ne ravage en rien ce qui le fait naître. Tant qu’il dure, au contraire, il préserve son origine.

    C’est cela, chaque fois, la toile (l’œuvre) : cet espace de calme impressionnant, mais qui n’est tel qu’à suggérer, tout autour, une violence. On a dit qu’il y a quelque chose d’hiératique dans la peinture de Aki Kuroda, au sens d’une sorte d’immobilité figée. Dans certaines des toiles, pas toutes, c’est de fait ce qui frappe tout d’abord : les grands aplats monochromes (mais on ferait mieux d’y regarder à deux fois), la rigidité (ou plutôt la décision) des lignes et des contours. Et c’est du reste ce qui leur donne toute leur force : une force obtenue, comme il est juste, avec la plus grande économie de moyens. Au fond, dans l’œil du cyclone, quand lui, Aki Kuroda, n’est plus lui-même, c’est-à-dire l’être en proie au tourment, il n’a plus peur : il va droit à l’essentiel, comme on dit, et sans la moindre hésitation. Il sait que la tempête va repasser, mais il ne redoute rien. Il a vu (le bleu du ciel). C’est le courage en peinture.

    2. La formule : « le courage en peinture » s’explique par le second propos.
    Il me dit que pour lui la couleur est intérieure, ou plutôt qu’elle est à l’intérieur. Il entend par là que la couleur est en lui, qu’elle fait, si l’on veut, son intimité même, comme sa substance la plus propre. Mais cette couleur ainsi emprisonnée, il lui faut sortir, se manifester au-dehors, c’est-à-dire se manifester tout court. Apparaître. Et une telle sortie, nécessaire (sans quoi il n’y aurait pas la couleur, elle ne serait jamais vue), est évidemment, pour Aki Kuroda, une sortie hors de soi. C’est lui-même, dans son intimité (comme couleur), qui doit passer au-dehors. Il doit, littéralement, s’exprimer.

    Mais là encore, il ne faut pas se tromper : c’est sans aucun rapport avec on ne sait quel « expressionnisme ». Et pour cette simple raison que ce qui compte, ce n’est pas que la couleur sorte ou doive sortir (de toute façon elle n’« exprime » rien, pas plus que Aki Kuroda ne « s’exprime » par elle). C’est qu’à l’instant de la sortie, tout vacille et se fait dangereusement inquiétant. Aki Kuroda dit : quand « je » sors (quand la couleur sort), c’est l’espace qui s’ouvre soudain : je vais tomber, j’ai peur. La sortie de la couleur est donc la menace d’une chute, un pur vertige. C’est-à-dire la pure ouverture de l’espace.

    Quand on dit : la pure ouverture de l’espace, cela signifie que l’espace n’est rien – que pure ouverture. Ou si l’on aime mieux : que l’espace ne consiste en rien, qu’il n’est rien – que l’espacement où viennent se disposer les choses, en constante extériorité réciproque. C’est cela, ce vide, en soi imperceptible (on ne perçoit jamais l’espace lui-même, mais des choses espacées), qui se laisser paradoxalement appréhender, non pas dans – mais comme – (le) vertige. Heidegger écrit, dans « L’Art et l’espace », une méditation tardive sur la sculpture où il pensait, je crois, à Brancusi :

     « L’espace – fait-il partie des « Urphänomenen » (« phénomènes originels ») au contact desquels, selon un mot de Goethe, quand les hommes en viennent à les percevoir, une sorte de crainte pouvant aller jusqu’à l’angoisse les submerge ? Car derrière l’espace, à ce qu’il semble, il n’y a plus rien à quoi il puisse être ramené. Devant lui, pas d’esquive menant à autre chose. »

    À cause de ce vertige, de cette angoisse comme dit Heidegger, devant le néant de l’espace, la sortie (de la couleur) au-dehors est impossible. C’est la chute, ou tout au moins la menace – et une menace trop grave –  de chute. Et par-là même, naturellement, c’est la peinture qui se révèle (oui, se révèle) impossible. Depuis toujours en chute.

    Comment, donc, peut se faire malgré tout la sortie ? Comment la peinture peut-elle survenir ou advenir ? Avoir lieu ?

    Aki Kuroda a une réponse : par la figure. La figure est ce qui conjure la profondeur sans fond de l’espace (ses toiles, qu’on les regarde à deux fois). Mais non pas, c’est ce qu’il faut immédiatement ajouter, parce que la figure est ce à quoi, dans l’imminence de la chute, on pourrait se raccrocher. Si tel était le cas, la réponse serait faible, et la peinture avec elle. Or c’est une peinture forte, nette – tranchée, c’est le mot qui vient spontanément. Il faut donc supposer autre chose et ce serait, me semble-t-il, à peu près ceci : l’espace n’est pas rien comme une sorte de vide préalable, abstraitement donné et du coup calculable dans sa pure extension, au sein duquel viendraient se placer les choses, plus ou moins arbitrairement ou selon des lois définies. Un tel espace n’est au fond qu’une substance (c’est-à-dire le contraire d’un espace), et si nous avons rapport à l’espace –, si l’espace peut faire naître quelque chose comme l’angoisse ou le vertige, ce n’est pas du tout en tant qu’un donné. C’est parce que le vide n’est rien d’autre que l’espacement des choses. L’espace n’est pas la possibilité de la disposition des choses. C’est l’inverse qui est vrai. Parce qu’il y a les choses et que, comme choses, elles se disposent nécessairement (sinon elles seraient indiscernables, confondues), il y a l’espace. Les choses, les êtres, ont lieu : c’est toujours un événement. Et tel est bien ce qui provoque le vertige. Mais ce vertige, aussi bien, provient non de ce qu’il y a de l’espace, mais de ce que les choses (les êtres), dans leur plus simple être-là (avoir lieu), font espace. L’espace est une conséquence du « qu’il y a les choses ». C’est pourquoi le vertige devant le dehors est aussi bien vertige devant le temps. Le paradoxe est sans résolution : toute expérience de l’espace est une expérience du temps, c’est-à-dire l’expérience même de l’événement, du « il y a ».

    Tel est ce que donne à voir la peinture de Aki Kuroda : le pas au-dehors franchi par la couleur et l’avènement de la figure. La couleur ne sort que parce que la figure l’attire (c’est elle, l’œil du cyclone) en tant qu’elle fait advenir l’espace selon lequel – et je dirai : comme lequel – la toile est possible et la couleur peut devenir visible. La figure est donc, aussi bien, l’événement de la couleur. Elle est pour cette raison, la plupart du temps, vide – n’étant, si l’on veut, que l’origine de la toile. Peu importe, dans ces conditions, ce qu’est la figure : il suffit qu’il y en ait une; Tantôt elle est du genre en effet hiératique, au sens strict cette fois (il est évident que Aki Kuroda est hanté par le rapport, désormais indéchiffrable, de l’art et du sacré) : quelque chose qui rappelle une idole égéenne ou un ange archaïque. (Mais il ne faut pas trop chercher l’origine de ces figures, même si s’indique parfois, couleurs laquées, un orient.) Tantôt, tradition plutôt occidentale, surtout dans les grandes toiles grises (il n’y a que les « coloristes » pour manier avec une telle virtuosité le noir-et-blanc), des éléments de l’atelier (nous sommes brutalement à Paris, ici et maintenant), choses ordinaires, mais aussi tableaux où l’on voit les figures précédentes : un bric-à-brac qui vient de Matisse et de Picasso, dirait-on, parce que ce qui compte là, c’est l’extrême rapidité du geste, la captation violente de la figure, au bord du vide, et l’épanchement entier, d’un seul coup, de la couleur.

    Mais Aki Kuroda ne cite pas – vieillerie postmoderne. Il obéit à une double postulation : archaïque (orientale) et moderne (occidentale). Il est partagé selon le temps et selon l’espace. Ce partage, toutefois, ne relève en aucune manière de l’anecdote, ou des circonstances. Il tient à ceci, bien plutôt, que deux lectures sont commandées, nécessairement, par les toiles, c’est-à-dire par l’avènement de la couleur à partir de la figure : ou bien l’on ne voit que les aplats (lecture orientale, mais il faut y regarder de près : la couleur, toujours franche, vibre d’une immense profondeur) ; ou bien l’on s’arrête à la découpe des figures : et c’est encore la profondeur, au sens occidental cette fois, non pas que les figures se détachent d’un fond, mais au contraire parce que, faisant un vide dans la toile, elles donnent à percevoir, par un ultime paradoxe, l’espace lui-même. C’est pourquoi, lorsque les deux lectures se conjuguent – et il faut qu’elles se conjuguent, sinon l’on n’a rien vu –, on est comme saisi de vertige devant les toiles, de ce vertige même que Aki Kuroda dit conjurer mais qu’en conjurant, il nous communique.

    Il arrive à Aki Kuroda de dire que sa peinture est « légère ». C’est possible. J’en connais pourtant peu qui donne à ce point l’impression de l’abîme.

    Voudrait-il suggérer qu’il danse au-dessus de l’abîme ?

    Aki Kuroda par Philippe Lacoue-Labarthe, 2009